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Dreamers



Texte de Daniel Keene

Plus les histoires sont simples, plus elles sont vraies.




Anne est veuve, elle travaille encore malgré son âge déjà avancé. Majid est un jeune immigré au chômage. Ils se rencontrent… et se trouvent. Ensemble, leur vie devient plus consistante, plus réelle. À moins que cet amour ne soit qu’un rêve impossible, une utopie.
Cela se passe aujourd’hui. Mais la tolérance apparemment affichée par la société autour d’eux n’est qu’une façade derrière laquelle les préjugés sont tenaces et poisseux. Le couple est mis à l’épreuve du racisme ordinaire, des petites humiliations vécues au quotidien.
Tragédie ou comédie grotesque, c’est selon. Dreamers met en scène une société moribonde, spectrale, violente, arrogante et repliée sur elle-même où ceux-là seuls qui vivent leurs désirs et leur amour jusqu’au bout se révèlent véritablement vivants. L’histoire n’est pas nouvelle ; les personnages, les situations et même le dénouement nous sont connus ; d’autres nous les ont déjà racontés : Euripide, Shakespeare… ou plus près de nous Douglas Sirk, Rainer Werner Fassbinder.
Le dramaturge australien Daniel Keene, à la demande de la compagnie Tabula Rasa, s’en empare à son tour. Il écrit une parabole véritablement populaire, et en même temps, met en jeu un regard critique qui transforme la narration pure du théâtre en conscience. Il sait l’art de raconter en filigrane une belle histoire avec sentiments. Mais il ne dit pas tout. Dans les ellipses et les silences insidieux qu’il installe, il nous donne à imaginer la réalité, et elle est terrible. Il nous fait ressentir la violence du drame dans la pulsation intérieure des êtres qui le vivent. Derrière les masques, la peur dévore l’âme…



Dormir, rêver peut-être…
Notes pour une mise en scène

À l’origine de ce projet en étroite collaboration avec le dramaturge australien Daniel Keene, et sa traductrice, Séverine Magois, il y a mon désir de metteur en scène de raconter aujourd’hui une histoire simple mais radicale, peut-être vieille comme le monde : une femme (mais cela pourrait être un homme), dans la rencontre avec l’Étranger et dans l’amour de l’Autre, se découvre et renaît à elle-même.
Dans Dreamers, Anne rencontre Majid, et Majid rencontre Anne. Anne est une vieille dame qui a traversé sa vie discrètement, proprement, sagement, presque comme un fantôme, sans jamais rien décider véritablement, en demeurant toujours celle qu’on lui demandait d’être. Majid vient d’ailleurs ; ce jeune immigré au chômage tente de réinventer sa vie ici. Loin. Mais le déracinement culturel et l’hostilité de l’accueil provoquent en lui un violent trouble identitaire. Ensemble, ils se réapproprient peu à peu leur vie et accèdent à un bonheur tellement intense qu’il ne semble pas réel.
Porter cette histoire d’amour « impossible » sur le plateau du théâtre, c’est sans doute vouloir paradoxalement lui donner plus de réalité, vouloir y croire un peu plus. Imposer au regard public le « scandale » par la présence des corps. L’ examiner. Que le théâtre interroge la possibilité et la réalité de cet amour, au-delà de tous ses accents mélodramatiques, est pour moi une nécessité. De celles qui rendent le monde plus respirable, vivable.
Vivre sa vie en la rêvant peut-être ; mais rêver, « c’est là l’écueil », dit Hamlet. La société, représentée dans la pièce par un choeur de « vraies gens » comme dit Keene (un contrôleur, un contremaître, un serveur, les voisins et voisines…), n’aime pas les rêveurs ! Tous ceux-là qui « diffèrent », qui « divergent », qui transgressent les normes, qui sortent des schémas établis et prescrits, des contrats tacites et pervers qui règlent nos comportements et nous assignentdes places définitives…
Mais surtout, un tel microcosme, frustré, mesquin,replié sur lui-même, plein d’aigreurs et de rancœurs dans ses soumissions et ses limitations, ne peut accepter que certains de ses éléments cèdent à la loi de désirs secrets qu’il avait tout fait pour réprimer ; et qu’ils s’émancipent dans la quête d’un bonheur individuel, d’une plénitude, même si cette plénitude doit rester, au bout du compte, une illusion. Car la vie est plus longue que nos rêves !
Nous savons bien que les affirmations péremptoires de cette société-là (la nôtre ?) – à la tolérance de façade, faussement permissive dans ses discours –, ne sont jamais que les symptômes de failles douloureuses et la logique inavouable de blessures intimes que je voudrais mettre à nu. Anne et Majid viennent alors salutairement semer le désordre dans le cours infaillible de nos convictions toutes faites. En filigrane de la commande d’écriture à Daniel Keene, il y a l’admiration partagée pour nombre d’auteurs et d’oeuvres qui ont travaillé et travaillent la même matière. Toute une histoire du théâtre !
Les Grecs questionnaient systématiquement leur rapport à l’altérité, leur relation au Barbare. Dreamers, en réinterrogeant la place de l’étranger, et par sa dimension chorale, a des airs de « pièce grecque ». Shakespeare sondait les affres et les obstacles d’amours impossibles et les divisions internes de ses contemporains.
Sous cet angle, Dreamers a quelque chose d’élisabéthain (Roméo et Juliette n’est pas si loin). Si l’on considère que la pièce expose les mécanismes sociaux et explore le fonctionnement des pulsions d’un inconscient collectif à travers le combat des deux protagonistes, tout cela devient alors très brechtien. Il y a aussi la poésie de Koltès qui donne à ses personnages, comme seule arme, une parole active et déchirée qui se déploie obsessionnellement pour surmonter la peur, l’angoisse et la solitude.
Souvenons-nous seulement de Léone qui, fuyant les marasmes, débarque sur un continent africain qu’elle reçoit littéralement en pleine figure, comme une révélation. Et puis il y a cette filiation imaginaire et affective avec les cinéastes Douglas Sirk (Tout ce que le ciel permet) et Rainer Werner Fassbinder (Tous les autres s’appellent Ali).
J’ai demandé à Daniel Keene, non pas bien sûr de faire un remake de ces œuvres, mais d’écrire une nouvelle pièce en s’appuyant sur les impressions laissées par ces beaux films et en réagissant simplement à ce que nous vivons aujourd’hui, avec la façon singulière qu’il a de ressentir le monde qui nous environne. J’aime assez l’idée qu’une « presque même histoire » se raconte différemment à travers les époques et qu’imperceptiblement le passage du temps en modifie les données. Quelque chose ici a changé, parce que notre rapport à la réalité a changé. Qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui ne l’est pas aujourd’hui ? Le résultat est moins direct, moins brutal en apparence, mais le scandale est toujours là, plus sourd, plus insidieux, plus hypocrite. Une pièce paysage de notre temps, voilà.
Dreamers, dans sa structure, diffère quelque peu des autres textes de Keene. Les trois saisons, AUTOMNE, HIVER, PRINTEMPS, qui rythment la pièce nous plongent davantage dans le rêve du drame, sa pulsation intérieure et intime, que dans l’action elle même.
Sur le plateau, nous ne percevons que les ondes d’un cataclysme dont l’épicentre est hors scène. Mais cela provoque de grands événements de langage. Car c’est dans la langue, avec ses pauses et ses silences, que se vit le drame et que se dit pour chacun la difficulté à le surmonter. Il en résulte un étrange sentiment de présence et d’absence au fil des saisons qui traduit au plus près l’effroi pour certains de se sentir soudain exister dans une société spectrale, et pour d’autres l’effroi, tout aussi terrible, face aux premiers, de prendre conscience de l’inconsistance de leurs vies.
Tout ce beau monde danse au-dessus de l’abîme, en dépit d’un « presque happy end ». La pièce très subtilement multiplie et entrelace, de séquence en séquence, les points de vue et les degrés de réalité si bien qu’on a l’impression tantôt d’une plongée cauchemardesque et grotesque dans le réel, tantôt d’un lyrique et onirique chant d’amour suspendu et déconnecté, comme la neige qui tombe. C’est le passage de l’un à l’autre qui donne au texte toute sa violence et qui jette le trouble. Plus que jamais Daniel Keene s’affirme ici comme dramaturge et poète de la réalité autant que du rêve.

Sommes-nous assez vivants pour rêver encore nos vies ?1

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création 2011


Texte de Daniel Keene
Traduction de l’anglais (Australie) Séverine Magois
Mise en scène Sébastien Bournac
Avec Séverine Astel, Patrick Condé, Evelyne Istria, Salim Kechiouche, Jean-François Lapalus,
Régis Lux, Corinne Mariotto, Sacha Saille
Scénographie / Régie générale Arnaud Lucas
Lumière Philippe Ferreira
Création sonore Tom A. Reboul
Costumes Laurence Vacaresse
Assistante mise en scène Gloria Sovran
Stagiaire mise en scène Brice Denoyer
Réalisation du décor Pierre Dequivre avec La Fiancée du pirate
Serrurerie Pierre Masselot, Pierre Pailles, Nicolas Loridan
Menuiserie Pierre-Olivier Dufour, Delphine Houdas
Peinture Gonzalo Correa
Photos François Passerini

 

Production compagnie Tabula Rasa
Coproduction Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées, Théâtre de la Digue, Scène Nationale d’Albi, MJC de Rodez.
Avec le soutien de la DRAC Midi-Pyrénées, de la Ville de Toulouse, du Conseil Régional Midi-Pyrénées et du Conseil Général de la Haute-Garonne.
Et dans le cadre de la résidence à Rodez et en Aveyron de la compagnie Tabula Rasa [2008-2011] : Avec le soutien de la ville de Rodez, de la Communauté d’agglomération du Grand Rodez, du Conseil Général de l’Aveyron et du Pays Ruthénois.


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Revue de presse


I had a dream

Les chroniques de Jean Dessorty, publié le 27 février 2011

C’était en fin de semaine dernière à la M.J.C. de Rodez . Sur le plateau, la Compagnie Tabula Rasa qui concluait en beauté deux ans de résidence en présentant « Dreamers » une pièce commandée par Sébastien Bournac son metteur en scène à l’auteur australien Daniel Keene.

C’est une histoire dans le droit fil du flamboyant « Tous les autres s’appellent Ali » de Rainer Werner Fassbinder, celle d’une dame veuve déjà avancée en âge, Anne, laquelle continue cependant à travailler et qui ne voit sa fille que de temps à autre. Au hasard d’un café ou d’un arrêt de bus, elle croise Majid un jeune immigré turc sans emploi. Ils vont se découvrir de nombreux points communs jusqu’à partager une liaison toute de tendresse et de passion mêlées, au grand dam de voisins scandalisés autant par le fossé générationnel que par la différence de statut social, le tout empoisonné bien sûr d’une touche de racisme ordinaire. C’est la version contemporaine et métissée d’Harold et Maud mais avec un côté beaucoup plus sombre vu la suspicion et la jalousie exacerbées de l’entourage. Le rejet qu’ils subissent au mieux de manière sous-entendue, plus souvent de façon véhémente et assumée de tous ceux qu’ils côtoient, loin de les déstabiliser, resserre davantage leur couple et leur insuffle soif de vivre et enthousiasme. Ce cheminement en parallèle, l’un vers l’autre et ensemble face à l’adversité, repeint aux couleurs de l’espoir ce qui aurait pu s’achever en mélodrame douloureux. La performance des deux acteurs principaux n’y est pas étrangère bien évidemment  mais c’est surtout grâce à une mise en scène fluide et subtile que cette alchimie prend corps. Et le décor qui alterne intérieur cosy pour elle, chambre sans confort ni charme pour lui et un mélange d’open bar, de coursives et d’escaliers communicants où traînent toujours oreilles et regards indiscrets est un modèle d’intelligence. Il rend palpable le poids oppressant des regards hostiles, envieux voire soupçonneux  face à une évidence de bonheur partagé. Les personnages bien campés et les répliques qui sonnent juste font de ce spectacle une réussite magnifique pour rendre crédible une utopie devenue possible.


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Derrière les rêves

Direct Matin (édition Toulouse), jeudi 10 février 2011

Sébastien Bournac est aussi heureux qu’un metteur en scène peut l’être au lendemain d’une première. Celle de Dreamers, de l’Australien Daniel Keene, qu’il crée cette semaine au TNT après trois ans d’attente et de travail. Un bonheur qu’accompagne la fierté de revenir dans un lieu qu’il connaît bien pour y avoir assisté son ancien directeur, Jacques Nichet, de 1999 à 2003, y avoir formé une promotion de l’Atelier Volant et créé An-vedi ! et Pylade, d’après Pasolini.

Dreamers est né d’un téléscopage : celui de Silence complice, pièce sur laquelle il assiste Jacques Nichet en 1999 et qui lui fait découvrir Daniel Keene, et du film Tous les autres s’appellent Ali de Fassbinder. Ainsi naît le désir de commander à l’auteur l’histoire d’un amour impossible, celui d’une veille dame et d’un jeune immigré, d’explorer à travers eux les voies du préjugé ordinaire. Contacté par le biais de sa traductrice française, Daniel Keene accepte aussitôt et se lance dans l’écriture en tout liberté. « Je lui ai expliqué ce que j’aimais bien chez Fassbinder et je lui ai dit « Vas-y » », explique Sébastien Bournac.

Sur le plateau, Dreamers réunit une troupe informelle où se rencontrent des fidèles comme Régis Lux, des familiers de nos scènes (Corinne Mariotto, Séverine Astel, Sacha Saille…) – et, dans le rôle d’Anne, Evelyne Istria, que fit découvrir Antoine Vitez. La rencontre marque le metteur en scène : « Pour moi, c’est l’une des trois plus grandes actrices françaises. Les deux mois de répétition avec elle valent bien dix ans de travail, et elle a su donner au rôle une intensité qu’on n’aurait pas imaginée au départ. » Ultime influence, celle du Revizor de Matthias Langhoff (1999), dont le décor constructiviste le frappe et influence, douze ans plus tard, sa scénographie : un espace fragmenté, en hauteur, mobile et transformable, grâce auquel sont créés les multiples lieux décrits par Keene. « Le plus beau décor dans lequel j’aie travaillé ». Sébastien Bournac ne demande d’ailleurs qu’à partager son plaisir : « J’ai juste envie qu’en sortant du théâtre, les gens aient envie d’y revenir. »


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